Mais de toute manière, la « règle pratique » adressée par Ferry aux instituteurs du 17 novembre 1883, trois jours avant de quitter le ministère de l’Instruction publique, ne peut être opposée en octobre 2020 à des professeurs du Secondaire. Les destinataires, les élèves, le contexte, tout a changé. Ainsi, l’actuel programme d’enseignement moral et civique ne contient plus les « devoirs envers Dieu ». Dès lors, que signifie aujourd’hui ne pas risquer de « froisser » des parents d’élèves, quand on demande à l’École de ne pas laisser aux familles et aux réseaux sociaux l’exclusivité des discours sur le complotisme, la théorie de l’évolution, le primat dans une démocratie laïque de la loi civile sur la loi religieuse, etc. ?

Au lieu de critiquer l’autorisation de sortir faite par Samuel Paty à ses élèves, il aurait fallu s’interroger sur les raisons qui l’ont amené à cette proposition. La fin tragique de notre collègue révèle cruellement la contradiction à surmonter entre ce que la société attend de l’École et l’exposition de ses serviteurs livrés sans filets aux désintégrations sociales. Le ministère demande aux professeurs de ne pas se censurer sur des questions sensibles, et de ne pas laisser le champ libre à l’obscurantisme religieux afin de remplir leur mission d’instruction. Il conviendrait donc qu’il soutienne sans équivoque et protège dans les actes les collègues qui mettent en œuvre ses recommandations.

L’attitude du « référent académique laïcité » révèle d’ailleurs l’ambiguïté du statut des « équipes valeurs de la République », qui apparaissent bien souvent comme des missions rectorales descendues dans les établissements pour rappeler à l’ordre et peut-être même sanctionner, bien loin de la « démarche d’accompagnement » qu’elles revendiquent. Le rapport de l’IGÉSR évoque des « malentendus sur le sens et la portée de [leur] démarche »14 que la double fonction des IA-IPR, à la fois évaluateurs et conseils, crée inévitablement. Mais les inspecteurs généraux ne proposent pourtant aucune préconisation sur ce point.

 

L’instrumentalisation des « valeurs républicaines »

En utilisant hors contexte l’emblème de la lettre aux instituteurs de Jules Ferry pour justifier un désaveu pédagogique et administratif, le référent laïcité de l’académie de Versailles illustre l’instrumentalisation des « valeurs républicaines » par le ministère qu’il représente.

Jean-Michel Blanquer répète à l’envi sa volonté de promouvoir la laïcité et de soutenir la liberté pédagogique des professeurs. Il affirme que la « logique du pas-de-vague n’est plus celle de l’Éducation nationale ». Ces déclarations auraient été un progrès par rapport au déni que nous avons connu si la politique menée par le ministre ne contredisait pas ces belles déclarations.

En effet, comme l’APPEP n’a cessé de le répéter, un enseignement des valeurs républicaines détaché de tout contenu disciplinaire ne peut que se réduire à des formules creuses et incantatoires. Associées à un autoritarisme administratif, elles sont comprises comme un instrument de mise au pas des professeurs. Ainsi, l’affaiblissement sans précédent de l’enseignement disciplinaire induit par la réforme du lycée et du baccalauréat, le projet d’introduire aux concours de recrutement des enseignants un entretien de personnalité et une épreuve de « valeurs républicaines » révèlent un contresens sur l’idée même de laïcité et de liberté pédagogique.

Contre ce risque de réduire les valeurs républicaines à un catéchisme républicain, il faut sans cesse réaffirmer et mettre en œuvre l’émancipation dont elles sont le moyen. C’est le rôle de tous les professeurs, et particulièrement des professeurs de philosophie dans leurs classes et dans la formation initiale de tous les maîtres.

 

Ce que peuvent les professeurs de philosophie

Le 2 novembre dernier, comme en 2015, les professeurs de philosophie ont été largement sollicités dans leurs établissements pour répondre aux inquiétudes et aux questions des élèves. Ce n’est pas un hasard.

Le travail de conceptualisation et de réflexion philosophiques permet en effet de faire comprendre le sens, les enjeux et la portée des « valeurs républicaines », qui ne peuvent se réduire aux injonctions d’une politique publique. L’autonomie qu’elles promeuvent ne peut être atteinte que par l’apprentissage de l’usage critique et dialogique de la raison. Il revient aux professeurs d’apprendre à leurs élèves à apercevoir les obstacles qu’ils rencontrent dans cette tâche, et à se rendre progressivement capables de les surmonter. L’école est en cela le lieu exemplaire où l’on apprend à reconnaître l’autorité des savoirs scientifiques en construction. En son sein, le cours de philosophie offre l’occasion privilégiée d’actualiser la liberté de la raison.

Ainsi que le propose Pierre Hayat15, il est par exemple possible en cours de philosophie que les élèves distinguent la liberté de la conscience, « par principe indépendante de toute pression extérieure », parce que relevant de leur pure intériorité, et la liberté de conscience, qui « apporte à la conscience un élément vital : la possibilité de s’exprimer et de communiquer librement ». Alors que la première court le risque de s’en tenir au confort de l’intimité avec soi, la seconde implique la revendication d’un droit à préserver ou à conquérir, et s’articule à la liberté de la raison. La liberté de conscience et la liberté de la raison peuvent ainsi être comprises et vécues comme cofondatrices de la laïcité scolaire.

En invitant chaque élève à clarifier ses représentations, et en introduisant explicitement un rapport dialogique de soi à soi, le cours de philosophie empêche l’enfermement de la conscience dans ses certitudes. Il contribue à prévenir l’obscurantisme et le fanatisme, contre lesquels on ne lutte pas par des déclamations, ni même en dotant les élèves de « compétences critiques » censées « décrypter » les discours extérieurs, et qui favorisent aussi bien le développement du complotisme.

Nous sommes ici bien loin de cette « bonne et antique morale de nos pères et de nos mères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie, sans nous mettre en peine d’en discuter les bases philosophiques » à laquelle se réfère Jules Ferry dans une partie de sa lettre qu’aucun référent laïcité ne citerait. Le cours de philosophie invite au contraire chacun à faire l’expérience de la force critique d’une raison au travail et, par là, à prendre conscience de la puissance émancipatrice de la réflexion.

Aujourd’hui plus que jamais, il importe donc que les professeurs de philosophie qui en font la demande soient chargés de l’EMC en Terminale. Il faut également que des cours de philosophie soient proposés dans la formation initiale de tous les enseignants.

 

L’année prochaine et les suivantes, les professeurs continueront à faire cours sans se laisser intimider. Ils seront peut-être tentés, comme Samuel Paty dans un moment de découragement si compréhensible, de faire cours « sur la liberté de circulation ou, peut-être, sur la censure d’internet en Chine » plutôt que sur la liberté d’expression ou la liberté de conscience dans la France d’aujourd’hui. Mais ils resteront convaincus, avec Samuel Paty, que « ce n’est pas [une erreur] que de défendre nos libertés en expliquant aux ados d’aujourd’hui des choses qui les dépassent »16. Seront-ils enfin soutenus ?

Nicolas Franck, Président de l’APPEP

29 décembre 2020

 

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  1. Enquête sur les évènements survenus au collège du Bois d’Aulne (Conflans-Sainte-Honorine) avant l’attentat du 16 octobre 2020, Rapport de l’IGÉSR, p. 6.
  2. Courriel de Samuel Paty, cité par Le Monde, 18 novembre 2020.
  3. Rapport de l’IGÉSR, p. 3.
  4. Courriel de la principale, cité par Le Monde.
  5. Rapport de l’IGÉSR, p. 10.
  6. Rapport de l’IGÉSR, p. 35 et 7.
  7. Rapport de l’IGÉSR, p. 6.
  8. Rapport de l’IGÉSR, p. 17.
  9. Rapport de l’IGÉSR, p. 11.
  10. « Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir. Au moment de proposer aux élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire. »
  11. Ferdinand Buisson, Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire (1911), article « Laïcité ».
  12. Jaurès, « De la neutralité », Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, 11 octobre 1908, in Jean Jaurès, De l’éducation, Éd. Points, Paris 2012, p. 262.
  13. Jaurès, « La valeur des maîtres », RPPS, 25 octobre 1908, ibid. p. 266.
  14. Rapport de l’IGÉSR, p. 17.
  15. Pierre Hayat, « Comment mobiliser le principe de laïcité dans le cours de philosophie ».
  16. Courriel de Samuel Paty, cité par Le Monde.