La langue française a fait son temps. Paraît qu’on n’arrête pas l’progrès
Que pour être vedette à présent, il vaut mieux chanter en anglais
Et moi et moi pauvre de moi, qui me tais depuis si longtemps
Faudrait qu’je fasse gaffe à tout ça, que je m’reconvertisse à temps
J’ai pris la méthode assimil, my tailor in the pocket
Pour avoir l’air comme les débiles, d’arriver du Massachusetts
Pour être encore en haut d’l’affiche, faudrait qu’je sussure en angliche
Si j’veux coller à mon époque, il me faut braire en amerloque
(Jean Ferrat)
Vous avez certainement vu la publicité pour « the fork », un site de réservation de restaurants. Une publicité ni pire ni meilleure qu’une autre, mais qui se termine par cette phrase remarquable : « ‘the fork’, anciennement ‘La fourchette’ ». Et depuis que j’ai entendu cette formule, un doute cruel me poursuit : que s’est-il passé pour que le site change de nom ? Pourquoi cette bonne vieille « fourchette » est devenu « fork », qui après tout n’est que la traduction anglaise du même mot ? N’est-il pas paradoxal que dans un domaine ou la primauté française est toujours reconnue, au point que les restaurants britanniques ou américains prennent souvent des noms français, un site qui vante les plaisirs de la table se sente obligé d’angliciser son nom ?
Cet exemple est loin d’être isolé. La banque en ligne de la Banque Postale s’appelle « my french bank ». Lorsque EDF lance son site permettant de trouver des artisans pour réaliser vos menus travaux, le site s’appelle « Izy » (déformation phonétique du mot « easy », qui signifie « facile »). Et pour ajouter l’insulte à l’injure, on ajoute à cette marque la précision « by EDF » (1). Et là encore, on se prend à rêver. Les publicitaires pensent vraiment qu’en prenant un nom à consonance anglish et en mettant « by » plutôt que « de » ou « par » ils attireront plus de clients ?
Ce phénomène donne un éclairage particulier sur l’état mental de notre société, et de nos classes intermédiaires en particulier. Les publicitaires, les cadres supérieurs des entreprises sont convaincus qu’on vend plus avec un slogan en amerloque qu’avec un joli nom français. Et contrairement à ce qu’on pourrait penser, il ne s’agit pas vraiment d’une pénétration de la langue de Shakespeare ou plutôt de Columbo – que la plupart de ces gens ne dominent pas – mais d’un snobisme ridicule. Car ces emprunts à l’anglais sont souvent remplis d’erreurs, de fautes de traduction, de faux-amis. Le pompon est probablement détenu par une « European school of communication », dont les dirigeants ne semblent pas réaliser que le mot français « communication » se traduit en anglais « public relations », le mot « communication » étant plutôt réservé aux télécommunications…
La langue, c’est bien connu, c’est l’un des supports essentiels de l’identité. Chacun de nous a une langue maternelle, cette langue qui, quelque soient les avatars de notre vie, nous n’oublions jamais. Une langue dans laquelle nous avons appris à penser, qui a donné forme à nos processus intellectuels. C’est pourquoi les batailles linguistiques ne sont jamais banales. Le mépris – oui, c’est le mot juste – dans lequel nos classes dirigeantes tiennent le français, leur conviction qu’un restaurant ou un site de travaux deviennent plus attractifs dès lors qu’ils sont désignés par un nom anglicisé, leur idée que notre « nation » doit devenir une « néishon » nous parle donc de leur identité.
Un article paru dans « Le Monde » le 20 octobre 2021 sous le titre « L’Ikastola, l’école où l’on grandit en basque » donne un aperçu intéressant sur ces questions. L’article relate combien l’enseignement immersif en basque séduit… les nouveaux arrivants au Pays basque. Ainsi, on a un couple de parisiens arrivés à Bayonne par le hasard d’une mutation professionnelle qui déclare : « quand s’est posés la question de l’école, on a voulu que Manon, née à Bayonne, parle [le basque] aussi, qu’elle soit proche de sa culture ». Un autre couple, originaire elle de Normandie, lui des Pays de Loire, explique avoir inscrit ses enfants à l’Ikastola parce que « On avait envie de transmettre quelque chose de ce territoire à nos enfants, même si nos racines n’étaient pas là » (notons au passage que la fille de ce couple, elle, dit « préférer le français »…). L’auteur de l’article tire de tout ça une conclusion étrange : « un grand nombre de parents d’ikastola ont connu cette rupture générationnelle et tiennent à transmettre à leurs enfants l’héritage dont ils ont été dépossédés ».
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Mais attendez une minute… de quel « héritage » ces parents auraient-ils été « dépossédés », puisque rien dans leurs origines ne les connecte au pays basque, qu’ils ne sont arrivés que « au hasard d’une mutation professionnelle » ? Comment peuvent-ils prétendre « transmettre » un patrimoine qui n’est pas le leur ? Cela veut dire quoi vouloir que son enfant « soit proche de sa culture » en apprenant une langue qui n’a absolument aucun rapport avec celle-ci au seul motif qu’elle serait « née à Bayonne » ?
On apprend le latin et le grec pour lire Homère ou César. On apprend l’anglais pour lire Shakespeare, l’Italien pour lire Dante, l’Allemand pour lire Goethe. Ces apprentissages ouvrent sur le monde, mais n’ont rien à voir avec l’identité. Personne n’apprend le grec, le latin, l’anglais, l’italien ou l’allemand pour être « proche de sa culture », pour « transmettre quelque chose du territoire ». Mais où sont le Dante basque, le Cervantes provençal, le Shakespeare breton ? Si l’on apprend les langues régionales, ce n’est pas pour s’ouvrir au monde mais au contraire pour se refermer sur un collectif qui délimite par la langue son « dedans » et son « dehors ». C’est une question purement identitaire. L’engouement de nos classes intermédiaires – car on ne trouve pas un seul ouvrier, un seul employé parmi les témoins de l’article en question – pour les langues régionales, que ce soit les Ikastolas au Pays basque, les Diwan en Bretagne ou les Calandretas en Provence, illustrent la difficulté des « gens de nulle part » à se constituer une identité, autrement dit, une réponse à la question lancinante que l’humanité se pose depuis des millénaires : « qui suis-je, d’où viens-je ». Dès lors que l’identité française est dévalorisée et méprisée – et il suffit d’entendre le discours martelé par les médias pour s’en convaincre – au point que « La fourchette » voit un intérêt à devenir « The Fork », il faut se trouver une identité de substitution. Les « identités régionales » n’offrent que des avantages. Car contrairement à l’identité française, ce sont des identités « victimaires », qui vous permettent de vous situer du côté des opprimés, et donc valorisées. Bien plus facile d’avoir les mains propres quand on n’a pas de mains.
Cette question identitaire traverse notre société. Car ce qui peut être dit de l’identité culturelle peut aussi être dit de l’identité sexuelle ou civile. Il fut un temps où le sexe était donné par la biologie, et le nom était transmis par vos parents. Ce n’est plus le cas : la catégorie des « non binaires » apparait de plus en plus dans les enquêtes et les formulaires, et fera certainement son apparition à un moment où un autre dans le droit. Déjà une circulaire de l’éducation nationale permet aux enfants qui se déclareraient d’un « genre » différent de leur sexe biologique d’être reconnus et de se faire appeler par un prénom correspond à leur « genre » et choisi librement par eux (2). De plus en plus vous avez le choix de votre nom – celui de votre mère, de votre père, d’une combinaison des deux. D’ailleurs, la CEDH a décidé que le nom d’une personne fait partie de la sphère personnelle (CEDH, 6 juillet 2017, Affaire A.P., Garçon et Nicot c. France), ce qui suppose qu’il puisse être changé par la volonté de la personne. Et certains vont plus loin. Ainsi, Jean-Luc Mélenchon propose d’inscrire dans la Constitution – rien de moins ne saurait suffire – le « droit de choisir son genre ». Autrement dit, on est en train de renverser une idée née avec la Révolution, celle qui veut que notre statut public soit lié à des éléments objectifs, et non à nos croyances ou nos opinions. Pour la première fois depuis bien longtemps, on inscrirait dans nos documents non pas ce que les personnes sont objectivement, mais ce qu’elles pensent être.
Pourquoi tant de trouble avec les identités ? Parce que l’identité est l’angle mort de l’idéologie libérale-libertaire. Pour le dire très schématiquement, l’identité c’est ce qu’on ne choisit pas. C’est un héritage qui nous est imposé par le processus de transmission dans notre famille, dans notre pays, dans notre culture. Marx écrivait que « les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé ». Or, l’idéologie libérale-libertaire se refuse à admettre que quelque chose puisse échapper à la toute-puissance de l’individu. L’idée même que l’être humain soit le produit non pas de sa propre volonté, mais d’une histoire sur laquelle il n’a aucun contrôle hérisse les partisans de cette idéologie. Il faut donc en finir avec les identités et leur substituer des pseudo-identités qu’on peut se fabriquer à volonté.