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Da sklerijenn ar spered. Pour tirer l'esprit du cachot

Blog politique de gauche à Lannion (Rive gauche!)

Lutte antireligieuse et stratégie révolutionnaire

~~UNE PETITE PAGE (POLITIQUE) D'HISTOIRE LITTÉRAIRE Dans le dernier trimestre de 1933, Aragon publie aux ESI (Éditions Sociales Internationales, la maison d'éditions du PCF) une petite plaquette de poèmes intitulée « Aux enfants rouges ». Il n'est pas interdit de considérer que les seize quatrains qui constituent ce recueil relèvent plus du vers de mirliton que de la haute littérature. Il y a comme ça plusieurs périodes de son activité où, en particulier dans des périodes politiques de tensions, la qualité de sa plume s'est effacée devant d'autres préoccupations. Il semble ici qu'Aragon ait voulu imiter à sa manière, sans y vraiment parvenir, la manière de son beau-frère, Vladimir Maïakovski, qui composait alors force poèmes de propagande. Car c'est bien de propagande qu'il s'agit avec ces quatrains ; ainsi les suivants :

C'est rue Lafayette, au 120,

Qu'à l'assaut des patrons résiste

Le vaillant Parti Communiste

Qui défend ton père et ton pain.

Ou encore :

Enfants, on expédie en Chine

Vos grands frères pour y mourir

Dites-leur de se souvenir

Des enseignements de Lénine.

Ou bien :

Un sixième de la terre

Appartient aux gens comme toi.

Les patrons n'y font plus la loi

Défends l'U.R.S.S. jeune prolétaire !

Le reste est à l'avenant. Mais ce n'est pas précisément pour ces trois quatrains là que le poète, alors journaliste au quotidien communiste Ce Soir, eut la surprise de recevoir un appel du secrétaire général du PCF en personne, Maurice Thorez, pour s'entendre, selon l'expression qu'il emploie lui-même en en racontant plus de quarante ans plus tard l'anecdote, passer un savon : par leur tonalité, certains textes de ce recueil, pour Thorez, « ne répondaient aucunement à la véritable politique du parti ». On n'était pourtant encore dans ce qu'il est convenu d'appeler la « 3e période » dans la politique de l'Internationale Communiste, marquée par un tour sectaire et pour tout dire gauchiste, où les excès de tout un folklore rhétorique fleurissaient sous le mot d'ordre « classe contre classe ! ». Aragon, coutumier du verbe provocateur du surréalisme dont il était issu, aimait bien cette rhétorique. Mais déjà Maurice Thorez, appuyé par Eugen Fried, représentant à Paris de l'Internationale, semblait vouloir s'en dégager. C'était quelques mois avant les évènements de février 1934 qui devaient déclencher le processus du Front Populaire, et l'idée de ce nouveau cours germait dans certains secteurs du monde communiste, en particulier en France, où le secrétaire général était plutôt mal à l'aise avec un sectarisme qui bouchait toute perspective politique. Et l'un des bouchons de ce sectarisme était dans la rhétorique anticléricale dont le principal effet était d'écarter des combats pour le progrès social des millions de catholiques – à une époque où les pratiques et convictions religieuses étaient massivement plus répandues qu'elles ne peuvent l'être aujourd'hui. On pourrait pourtant trouver les vers d'Aragon plus ou moins vaguement affectés par cette rhétorique antireligieuse ou anticléricale plutôt modérés, même s'ils sont, relativement au volume de ce recueil, plutôt nombreux : sept poèmes sur seize, près de la moitié.

On les donne tous ici :

Le dieu que l'on montre en image

Est un riche certainement

Avec un bel appartement

Puisqu'il tolère le chômage.

Ou :

À la radio le dimanche

Flics et curés s'expriment mais

Les communistes, ça, jamais !

Faut être du côté du manche.

Ou encore :

Présentez sur la même liste

Chiappe, Citroën et Tardieu

Tous d'accord avec le bon Dieu

Et le Parti Socialiste !

Ou bien :

Pour faire oublier la Commune,

Le Sacré-Cœur a vu le jour.

Un beau soir, il aura son tour,

Ce gâteau blanc comme la lune !

Ou :

Dix enfants mangeront à peine

En cent jours ce qu'il faut ou rien

Pour payer un mariage bien

À l’église de la Madeleine.

Ou même :

C'est la bourgeoise et son morveux

Qui ne souffrent pas de la crise !

Ça fait un bail que dans l'église,

Ils ne foutent rien tous les deux !

Et enfin :

Qu'à l'eau, soudards, prêtres sanglants,

Vous jettent les forces unies

Des enfants noirs, jaunes et blancs

De la France et des colonies !

Rien de bien méchant, en somme. Rien qui puisse de premier abord être considéré comme profondément anti-politique. On comprend Aragon qui dit, aux remarques de Thorez, être tombé un peu de son haut. Mais pour le secrétaire général, il ne fallait pas perdre son temps « à bagarrer contre la religion, les prêtres, les fort nombreux Français qui croyaient en Dieu ». Et notre poète de démissionner séance tenante de La lutte anti-religieuse et de l'Association des libre-penseurs prolétariens. La célèbre politique thorèzienne de la « main tendue » aux travailleurs catholiques ne viendra que plus tard, à l'époque du Front Populaire, dans un effort désespéré pour l'élargir aux couches de travailleurs qui s'en tenaient à l'écart sous l'influence de l’Église catholique. Mais dès à présent, cette préoccupation commençait à poindre, au point pour le secrétaire général de décrocher son téléphone, non pas pour s'adresser au responsable de la maison d'éditions, mais à un petit journaliste, qui n'avait pas encore derrière lui l’œuvre et le prestige d'Aragon. Or, si l'on regarde l'un après l'autre les quatrains concernés, on voit bien quelle est la seule logique qui puisse conduire à adresser un quelconque reproche à leur auteur. Seul le premier se limite à son côté antireligieux, en mettant en avant les misères sociales pour dire qu'un dieu qui les laisse faire doit bien être du côté des riches – argument antireligieux classique auquel de tout temps, les théologiens ont apporté réponse. Mais le deuxième évoque ce que l'on appellerait aujourd'hui le droit à une information pluraliste, et dénonce l'absence d'espace médiatique pour les communistes. Le troisième dénonce les alliances du parti socialiste avec la droite. Le quatrième honore le souvenir de la Commune. Le cinquième dénonce la misère et les inégalités. Le sixième dénonce l'oisiveté de la bourgeoisie. Et le septième appelle à la lutte anticolonialiste. C'est sans doute l'insistance à introduire dans tous ces thèmes celui de la religion ou de l’Église qui conduit Thorez à réagir. Derrière cette insistance, il voit sinon la volonté, à tout le moins le risque de heurter inutilement ceux des chrétiens qui ne prennent pas le parti de la bourgeoisie, et surtout ceux qui pourraient contribuer aux combats pour le progrès social, mais en sont retenus par le sectarisme antireligieux. La politique est une chose sérieuse. On n'attire pas les gens en leur lançant des pierres. Il ne s'agit pas de faire ici modèle de l'attitude du secrétaire général du PCF – ni même de la manière dont il a finalement rompu avec la politique de la « 3e période ». On pourrait d'ailleurs citer à cet égard un autre des quatrains du recueil en cause, qui n'a pas soulevé d'objection sur le moment, mais auquel Thorez aurait adressé trois ans plus tard de vifs reproches (mais il est vrai que trois ans plus tard, Aragon ne l'aurait pas écrit ; le vent avait tourné). C'est celui-ci : Les trois couleurs à la voirie ! Le drapeau rouge est le meilleur ! Leur France, Jeune Travailleur, N'est aucunement ta patrie. Quoi qu'il en soit, à l'heure où les manifestations de mépris à l'égard des croyants s'expriment en des termes autrement vifs que ceux utilisés par Aragon, où elles sont déconnectées des considérations sociales et politiques auxquelles il les associe, et où elles s'adressent pour l'essentiel, non plus à la bourgeoisie exploiteuse mais aux damnés de la Terre, cette page politique d'histoire littéraire prête utilement à réfléchir.

Laurent Lewy

https://www.ensemble-fdg.org/content/une-petite-page-politique-dhistoire-littraire

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