17 Septembre 2014
Dans Médiapart
Par Fabien Escalona, dans Mediapart.
Doctorant contractuel en science politique, au laboratoire Pacte-Po (Sciences-Po Grenoble). Ses recherches portent sur les processus de reconversion des partis sociaux-démocrates, mais aussi sur les dissidents socialistes. Il a notamment publié l'essai "La social-démocratie, entre crises et mutations" à la Fondation Jean Jaurès.
Fabien Escalona : le discours de Hollande et Valls « ne va pas au-delà des mots »
PAR JOSEPH CONFAVREUX
ARTICLE PUBLIÉ LE DIMANCHE 14 SEPTEMBRE 2014
Alors que l'évolution du capitalisme rend inapplicable le projet social-démocrate forgé au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Hollande et Valls conservent le vocabulaire tout en sapant la base matérielle et la volonté politique qui en font la possibilité. Quelques pistes pour inverser les dérives du socialisme français avec le chercheur Fabien Escalona.
Les évolutions de la social-démocratie et de la gauche en général constituent le principal champ de
recherches de Fabien Escalona, ATER et doctorant en science politique à l'IEP de Grenoble. Il a récemment codirigé un ouvrage épais, rédigé en anglais, sur les évolutions – et les errances – de la social-démocratie européenne au cours des années 2000.
Alors que l’on ne sait plus si les étiquettes qualifiant le pouvoir actuel de « social-démocrate », de « sociallibéral » ou de « social-conservateur » ont encore un sens, il revient sur la crise politique des derniers jours, l’état de déliquescence du parti socialiste et la comparaison faite, pour la déplorer ou la célébrer, entre le gouvernement de Manuel Valls et les gouvernements Blair et Schröder
Mediapart. Quelles sont les différences entre un gouvernement social-démocrate et un
gouvernement social-libéral, si ces distinctions ont vraiment un sens ?
Fabien Escalona. Il existe deux façons d'utiliser le terme « social-démocrate ». L'approche que je
privilégie désigne une famille politique, c’est-à-dire un ensemble de partis, qui trouvent leur origine dans la révolution industrielle et existent donc depuis environ un siècle. Mais une autre manière de définir la socialdémocratie consiste à chercher une substance à ce que serait une politique sociale-démocrate : c’est autour de cette seconde définition que tournent les débats actuels.
Si on prend la première définition, Hollande est socialdémocrate parce qu'il appartient au PS qui fait partie de cette famille ancienne. Si on prend la seconde, cela fait longtemps que le PS n'est pas social-démocrate et qu'il n'y a plus guère de différence entre un socialdémocrate et un social-libéral.
La référence de la social-démocratie est en effet la période des Trente Glorieuses, qui mène de l'après- Seconde Guerre aux années 1970, avec une politique de compromis entre capital et travail, qu'on trouve presque partout et de manière plus instituée dans les pays scandinaves ou en Autriche, qui constituent le coeur nucléaire de la social-démocratie européenne. Elle a pu prendre des formes différentes, mais l'essentiel est qu'elle assure, sous les auspices de l'État, un compromis plus ou moins institutionnalisé entre travailleurs organisés et capitalistes organisés, qui laissent aux premiers des conditions de travail honnêtes et des perspectives de progrès. Mais, dans la
plupart des pays européens, et notamment la France, ces dispositifs de compromis se sont effrités ou ont disparu depuis la fin des Trente Glorieuses.
Hollande et Valls font du retour de la croissance une condition indispensable du projet socialdémocrate, parce que c’est avec des taux de croissance élevés qu’il a triomphé dans l’après- Seconde Guerre mondiale. Peut-on imaginer de renouveler le projet social-démocrate sans ces taux de croissance élevés qu’il est quasiment impossible que la France retrouve ?
Hollande a l'air très marqué par une pensée économique de type conjoncturel, estimant qu'il y
a des hauts et des bas et que la croissance peut revenir. Mais je pense qu'on peut faire crédit à
Hollande et Valls de ne pas songer que les sociétés occidentales retrouveront les taux de croissance des Trente Glorieuses. Leur discours s'apparente plus, selon moi, à un verbalisme social-démocrate convenu, dans lequel on fait miroiter ce modèle où l'on insiste sur la croissance et le dialogue social, mais qui ne trouve pas de traduction dans la réalité. C'est, comme pour l'égalité républicaine, un refrain qui fait écho à une tradition qui est celle de la gauche, mais ça ne va pas au-delà des mots.
Sur le renouvellement de la social-démocratie, certains jugent que celle-ci peut se redéfinir, dans
un contexte de croissance nulle ou faible, au-delà du productivisme, avec une nouvelle organisation
du travail, de nouvelles protections et un contrôle socialisé de la finance pour la ré-enchâsser dans des projets de biens communs.
Ma thèse est que cela signifie en fait une conflictualité sociale beaucoup plus forte qu’auparavant. Les taux de croissance des Trente Glorieuses ont permis d'atténuer la conflictualité sociale car tout le monde pouvait se projeter dans un avenir d’abondance, et les conditions de vie progressaient réellement ! Hollande et Valls ne sont pas coupables de traîtrise, mais plutôt d’avoir gardé le verbalisme du compromis social, sans la base matérielle qui fait sa possibilité, parce que
dans un contexte de croissance nulle ou faible, la protection des travailleurs, des petits, des « have
not » comme disent les anglophones, mène à une conflictualité sociale forte entre classes sociales.
Résoudre cette équation supposerait une version de la social-démocratie radicalisée.
Vos travaux partent de l’hypothèse que l'évolution du capitalisme a rendu inapplicable le projet social-démocrate tel qu'il s'est forgé au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Quelles pourraient alors être les formes d'une social-démocratie radicalisée ?
Quand nous avons sorti notre étude des socialdémocraties européennes, nous nous sommes
aperçus que même la crise actuelle n’avait pas provoqué de nouvelles pensées, de nouvelles
propositions dans les milieux sociaux-démocrates, de propositions pointant vers un nouveau modèle, en dehors de quelques individualités intellectuelles.
L’absence de pensée alternative n’est cependant pas surprenante, dans la mesure où la plupart de ces
formations ont abandonné la formation intellectuelle, sans compter que les ailes radicales de ces partis se sont effondrées ou dissoutes. On ne voit pas de comparaison possible avec la précédente grande crise, en 1929, pendant laquelle les milieux travaillistes et sociaux-démocrates avaient produit de nouvelles idées, notamment les bases de ce qu'on appellera ensuite le keynésianisme.
Il n'y a bien sûr pas de modèle, mais si je devais le formuler « simplement », je dirais qu'une telle socialdémocratie radicalisée chercherait alors à recréer l’espace nécessaire à un « compromis de classe positif », et que c'est dans un tel mouvement qu'elle serait amenée à se radicaliser. Cela supposerait sans doute de vraies alliances en dehors de la famille sociale démocrate
européenne, avec des partis plus à gauche et plus écologistes, mais aussi avec les mouvements
populaires dont certains testent de nouvelles façons de vivre et de s'organiser.
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On en est très loin, car, pour ce faire, elle devrait en effet lutter à la fois contre les dégradations
infligées à l'État social et à la figure du « citoyen travailleur », et contre le triomphe de la figure du «propriétaire-consommateur ». Concrètement, cela veut dire relocaliser les productions et les conflits sociaux pour mieux les maîtriser ; arraisonner le système du crédit pour le contrôler démocratiquement ; encourager et protéger des formes non capitalistes d’organisation économique.
On trouve quand même des intellectuels sociaux démocrates (comme ici), qui en viennent à militer
pour des économies fondées sur un bas niveau de croissance et moins de travail, mais dirigées davantage vers la satisfaction des besoins humains. Mais cela fait s'esclaffer les gouvernants actuels !
Plus sérieusement, cela signifierait en quelque sorte un retour à la vocation originelle de la social-démocratie : un mouvement anti-systémique, luttant pour un « réenchâssement » démocratique de l'économie dans les relations sociales. Le problème d'un tel scénario, c'est que les élites contemporaines de ce mouvement sont de plus en plus intégrées à l'État et à la classe politique,
au sein desquels elles essaient de gérer tant bien que mal un système où l'économie est justement «
désenchâssée » des relations sociales et les assujettit, comme dirait le grand économiste Karl Polanyi.
La comparaison parfois faite, ou entretenue par les protagonistes eux-mêmes, entre la présidence Hollande et les gouvernements Blair et Schröder vous paraît-elle pertinente ?
La référence à Schröder peut être assumée par les
protagonistes eux-mêmes, comme par Valls devant le Medef, parce que dans l’esprit de plein de gens, les réformes du chancelier allemand ont permis à l’Allemagne d’être compétitive et de créer des emplois, même si cette analyse est contestée par d’autres.
Mais ce qui me semble plus fondamental est le terme qu’a employé Denis Kessler lors de l’université du Medef, à savoir la « dépolitisation » de l’entreprise, qui fait le lien entre les expériences de type «troisième voie » et les expériences actuelles. Le Labour version Tony Blair a magistralement retourné le TINA (There Is No Alternative) de Thatcher, avec l’idée de substituer au dualisme gauche/droite un dualisme « en avant/en arrière », opposant ceux qui portent la flamme du progrès aux conservateurs et aux réactionnaires. Ce discours dynamique, mais dépolitisant, se retrouve dans une version dégradée dans la manière dont Valls parle de l’entreprise.
Mais la comparaison s’arrête là. Premièrement, ce qu’on appelait le social-libéralisme ou la « troisième voie » à la fin des années 1990 s’accompagnait d’un retour conjoncturel de la croissance et d’une confiance aveuglée pour l’économie de la connaissance, devenu le nouvel eldorado de la croissance, avec internet et les nouvelles technologies. Deuxièmement, l’Allemagne avait un modèle exportateur très différent de celui de la France et la City londonienne constituait le
coeur du boom financier de l’époque. Les quelques résultats obtenus à cette époque en Grande-Bretagne ou en Allemagne ne sont pas reproductibles en raison du contexte économique et de ces particularités nationales.
L’autre point qui me paraît important est que Blair et Schröder, en dehors de leur conformisme au modèle néolibéral en économie, portaient un projet fort de modernisation de la société et brandissaient aussi une part d’émancipation dans le projet social-libéral. C’est ainsi que la social-démocratie, tout en abandonnant le modèle fordiste et keynésien des Trente Glorieuses, a
pu rester une alternative de gouvernement, en gardant un agenda de réformes progressistes.
Cet agenda était déconnecté de l’idée de transformer les rapports de production, mais cette « troisième voie » a pu rester attractive pour les couches en expansion qu’étaient les classes moyennes instruites ou les populations issues de l’immigration, et renouveler ainsi un socle électoral. Le problème est que le gouvernement français actuel n’est pas dans cette dynamique.
C’est pour ça que je suggère, avec d’autres, le terme de « social-conservatisme ». Ce terme
pointe l’évolution de certains sociaux-démocrates vers un projet d’adaptation au monde tel qu’il
est, avec très peu d’utopie ou de perspectives d’émancipation individuelle et collective : les deux
allant nécessairement de pair pour une gauche conséquente.
Les socialistes français se contentent-ils de copier, avec retard, Blair et Schröder, ou gardent-ils un projet spécifique ?
Je suis réticent par rapport à cette idée de « retard». Il faut rappeler que tandis que le PS des années
1970 raisonne en termes de « front de classe » et de « socialisme autogestionnaire », dès le début
des années 1980, avec le tournant de la rigueur, les socialistes au pouvoir font du capitalisme l’horizon borné de notre temps et forgent les contraintes de dérégulation des marchés et des échanges qui vont contribuer à enserrer l’action publique. Donc bien avant le Labour et le SPD qui se trouvent alors dans l’opposition !
Ce qui est toutefois vrai, c’est que ce tournant s’est fait en dehors du PS et souvent contre le PS, qui
n’a pas mené de réflexion autonome sur le sujet, contrairement au Labour britannique par exemple. À cela, s’est ajouté le fait que les courants du PS sont devenus des écuries présidentielles, brouillant
l’affrontement entre les « modernisateurs » et les ailes gauche qui a eu lieu dans la plupart des partis sociaux démocrates européens.
Ces jeux internes ont en effet impliqué des alliances qui ont déjoué les frontières des combats idéologiques, et ont maintenu le PS dans une ambiguïté fondamentale.
Après les moments Blair et Schröder, la droite s’est durablement installée au pouvoir en Grande- Bretagne et en Allemagne. Peut-on déjà prévoir le même destin pour la France ? Un parti « social conservateur » ne se fait-il pas toujours doubler par un parti conservateur ?
Les épousailles, par les sociaux-démocrates, des représentations de droite de la société et de
l’économie, contribuent clairement à faire bouger le curseur électoral à droite. Le PS est responsable, sinon d’une droitisation, en tout cas d’une désorientation, car il ne mobilise plus. D’après les sondages, pour la première fois, aux dernières élections européennes, le premier motif avancé pour se déplacer par les électeurs n’est ainsi plus le social, mais l’immigration.
L’absence de discours alternatif et de nouveaux projets profite à tous ceux qui font de l’immigration le nouveau fétiche concentrant toutes les angoisses nées de la décomposition de la société.
On peut faire l’hypothèse que Valls voit toutefois plus loin que ça, et se dit qu’il y a tout de même un espace à gagner, même au milieu du sang et des larmes. Il se dit sans doute que la dérive identitaire de la droite va répugner aux électeurs modérés, que la droite ne fera pas mieux en économie, et qu’il sera possible de gagner, en 2017 ou plus tard, en convainquant des
électeurs qui ne sont pas racistes et sont attachés à une conception égalitaire sur le plan de la citoyenneté, mais demeurent convaincus que le modèle républicain français ne peut survivre qu’en étant compétitif sur le marché mondial des marchandises.
Une victoire en 2017 serait toutefois un miracle, car il faut prendre en compte la situation sociale que nos gouvernants se prennent en pleine figure. Pendant ses mandats, Blair avait, lui, investi dans les services publics et même dans l’aide aux démunis, avant que l’explosion de la bulle financière et immobilière ne fasse imploser son modèle de croissance.
Vous comparez la situation des sociaux-démocrates contemporains dans la zone euro à celle des sociaux-démocrates européens dans les années 1920, alors que le système monétaire était celui de l’étalon-or : pourquoi ?
Je ne fais pas de la zone euro l’explication ultime des affres actuelles de la social-démocratie contemporaine et du socialisme français. Les grandes contraintes demeurent les mutations du capitalisme et des sociétés, au moment où la croissance décline et où le modèle fordo-keynésien des Trente Glorieuses, qui avait entraîné progrès social et accueil de la main-d’oeuvre immigrée, n’est plus reproductible. Mais à l’intérieur de ce grand faisceau de contraintes, se trouve l’autre faisceau de contraintes d’une monnaie unique subordonnée à la politique monétaire et budgétaire de
l’Allemagne.
Comme aujourd’hui la monnaie unique, le cadre de l’étalon-or constituait un régime monétaire hostile à une politique sociale-démocrate, car il avait un biais déflationniste et privilégiait le principe de « garantie » de la monnaie, notamment pour les banques, ce qui lui permet de bien remplir son rôle d’instrument de confiance, mais pas les autres rôles d’une monnaie, notamment ceux de permettre des formes de croissance et de redistribution à travers un outil souverain.
De ce dernier point de vue, l’euro signifie d’ailleurs moins un transfert de souveraineté
qu’une réduction de souveraineté. Pour des sociaux démocrates censés assurer la « primauté du politique » sur les grands intérêts économiques, vous conviendrez que c’est un peu gênant…
Enfin, la comparaison avec les années 1920 et 1930 est aussi intéressante parce que le système de l’étalon or explose avec la crise de 1929, le chômage de masse, et la déflation. Avec aujourd’hui environ 30 % de la population européenne qui vit dans un régime de déflation, comment fait-on ? Est-ce qu’on va continuer sur un régime de crise à basse intensité, très douloureux et très long pour les populations ? Est-ce que le régime monétaire va éclater comme l’étalon or ? Maintenant qu’on est dans le dur de la crise, que fait-on de ce régime monétaire qui n’est pas adapté ?
C’est la grande question.
Pourquoi cette question n’est-elle pas débattue par les sociaux-démocrates européens en général et par le PS en particulier ?
On peut évoquer ici une différence essentielle avec les sociaux-démocrates européens des années 1920, qui consiste dans l’absence de lien organique avec le mouvement ouvrier, lui-même bien affaibli. Là où ces derniers étaient tiraillés et soutenaient parfois des salariés en lutte tout en étant au pouvoir, l’exécutif actuel ne connaît que peu de forces de rappel, hormis des élections intermédiaires qui n’entament pas son pouvoir, ou des remontées d’élus que les institutions
de la Ve République lui permettent de dompter. À leur décharge, il n’existe pas de mouvement social important et quand les sociaux-démocrates arrivent au pouvoir sans dialectique avec les forces sociales, ils se contentent de faire de la pure gestion. On était dans cette situation en 1981, et cela avait donné le tournant de la rigueur deux ans plus tard.
Mais la raison la plus importante, c’est qu’au fond d’eux-mêmes, les socialistes français sont persuadés que « There is no alternative ». La social-démocratie française n’arrive plus à penser la conflictualité, que ce soit celle entre le capital et le travail, ou la conflictualité géopolitique qui pourrait la pousser à aller au clash avec l’Allemagne.
Les questions importantes sont, par contre, débattues au sein de la gauche radicale, mais le problème reste entier, parce qu’il y a peu de chances que ce soit elle qui gouverne lorsque l’éclatement de l’Europe ou de l’euro se produira. Le système bancaire n’est pas apuré, le niveau de dettes demeure très élevé, les populations ne cessent de souffrir, et on peut tout à fait imaginer une nouvelle crise bancaire qui entraîne par le fond toute la zone euro à travers une gigantesque
crise de confiance. Si cela se produit, il faut être prêt, mais au PS personne ne réfléchit sérieusement sur ces sujets-là. Il faut effectivement se hisser à hauteur des enjeux, comme le disait Valls. Pour l’instant, ce n’est pas le cas, et ce n’est pas la faute des frondeurs, il s’agit d’une responsabilité collective du socialisme français.