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Da sklerijenn ar spered. Pour tirer l'esprit du cachot

Blog politique de gauche à Lannion (Rive gauche!)

Sur Jaurès

http://caras.hautetfort.com/archive/2011/05/29/sur-jaures.html

Quelle actualité de Jean Jaurès

Yves Sabourdy

Université Evry

Introduction
  • Après un siècle de « panthéonisation » Jaurès suscite un regain d’intérêt. Comment aborder Jaurès?

Actualité de Jean Jaurès.

Quelques mots en préambule.

Je dois d’abord remercier l’UTL et particulièrement Madame Guillaumot qui m’a sollicité et permis de payer quelques dettes morales en me donnant l’occasion de vous parler modestement de Jaurès. Jaurès que j’avais négligé dans le fond et auquel j’aurais dû être plus attentif pour deux raisons personnelles.

La mémoire familiale d’abord, mon père m’ayant un jour donné les mémoires du docteur Fraisseix, vieux militant socialiste chez qui l’adversaire de Jaurès en socialisme, Guesde, passait ses vacances en juillet 1914 et qui avait dressé un magnifique portrait de celui qu’il nommait « l’adversaire et l’autre ».

La mémoire de Madeleine Rébérioux, animatrice infatigable des études jauressiennes qui fut ma première chargée de TD quand j’entamais mes études universitaires.

Cette modeste conférence sur Jaurès, le sujet est tellement vaste, que je vous présente ce soir est donc aussi une manière de payer mes dettes en revenant à mon métier premier l’histoire, et plus précisément celle du mouvement ouvrier.

Introduction.

Le titre est ambitieux et peut-être trompeur, trompeur pour ceux qui pensent apprendre tout de la vie de Jaurès ou trouver ici un exposé socialiste militant exaltant la pensée du grand homme. Ils risquent être déçus, il y a toujours une certaine difficulté à accepter deux choses c’est que le passé ne donne pas de recette sans qu’on le questionne et l’on ne peut transposer sans danger un raisonnement ou une citation hors du contexte qui l’a produit.

Jaurès est un personnage singulier de notre histoire Il est de son vivant aimé dans le peuple mais seul dans son parti, craint et haï de la bourgeoisie et de tout ce que le pays compte de conservateurs et de médiocres..

Quel est donc cet homme que tout destinait à passer de ministères en ministères et à terminer à la présidence de la République comme ses amis politiques de départ moins talentueux que lui ? Quelle est donc cette « vedette » de la politique qui refuse une circonscription en or alors qu’il est menacé dans la sienne ?Aujourd’hui il serait assurément très ringard de ne pas avoir eu à 50 ans la roleix de l’époque et d’avouer ne vivre, assez modestement, que de sa plume quand il perd son siège de député !

Sa mort soulage presque autant les chefs socialistes que les nationalistes de tous crins qui ont armé le bras de son assassin

On se dispute après sur son cadavre mais il n’a pas de disciples ni d’héritiers politiques, les majorités de gauche au niveau national l’ont panthéonisé, au niveau municipal il croule sous les noms d’avenues, d’écoles et autres lieux publics. La droite elle-même a oublié ses appels au meurtre et se garde de débaptiser les lieux qui portent son nom comme elle le fit parfois pour Salvador Allende, les socialistes actuels le citent et parfois de travers ou en contre-sens dans leurs congrès, certains de leurs « jeunes turcs » lui préfèrent Clemenceau. Le paradoxe étant, même que, ce sont ceux qui semblaient après 1924, avoir le plus souhaité se débarrasser de sa pensée, les communistes, qui furent à de rares moments le plus près de son héritage, en lançant le mot d’ordre de Front Populaire ou dans une certaine pratique de la Résistance.

Mais rappelons le, la vie de Jaurès, son œuvre ne sont pas un bloc mais un processus.

La France dominante a digéré Jaurès très vite après sa mort comme elle a digéré de Gaulle dans les trente ans qui ont suivi sa mort et la Révolution Française dans les années 1980. La méthode est toujours la même, on encense, on cite ou l’on « révisionne », mais on n’étudie plus, on ne lit plus, on ne travaille plus, les faits et la pensée d’un homme ou une période décisive disparaissent pour devenir des objets de consommation médiatique, banalisés et inoffensifs pour les dominants de l’époque.

Dans les années 60 un petit groupe de marginaux de la politique et des universitaires, au premier rang desquels il faut citer Ernest Labrousse et Madeleine Rébérioux ont tenté de relancer la réflexion sur Jaurès, elle n’est alors guère sortie des cercles universitaires. Le pouvoir de gauche après 1981 l’a intégré dans son rituel des commémorations momifiantes mais il est resté désespérément un sujet pour téléfilms ou pour quelques leçons d’histoire au lycée.

Il est de bon ton, actuellement, dans certains cercles de laisser entendre que de fervents tenants du libéralisme reprennent la lecture du Capital de K. Marx. On peut aussi s’interroger sur les raisons qui font que, chez les divers héritiers du mouvement ouvrier, il semble que l’on s’intéresse de nouveau à Jaurès. Dans le parti socialiste les uns le tirent vers un Jaurès libéral au socialisme religieux et individualiste (Vincent Peillon) où maintiennent une interprétation classique de gauche (Lillemann) , lui préfèrent Clemenceau (Valls), d’autres claquent la porte au nom de la continuité jaurèssienne de la république sociale (Mélanchon), le PCF actuel ne s’en souvient que pour faire de la publicité à son journal, les amis d’Olivier Besancenot lui préfèrent Lafargue malgré les beaux textes de Trotsky sur Jaurès et des pages éclairantes de Daniel Bensaid, quant à M. Sarkozy, il le cite au besoin, mais qui ne cite-t-il pas ?

Jaurès sortirait-il du purgatoire ? Ou n’est ce qu’une nouvelle manière d’y faire référence pour ne pas le lire ? Pour ne pas faire l’effort de saisir une pensée et un homme avec leurs évolutions dans son époque, ce qui est la meilleure manière de ne pas le comprendre ou de trahir sa pensée pour s’en servir.

Nous n’avons pas le temps ici de tout traiter et votre humble serviteur n’est pas Jaurès hors un certain embonpoint !

C’est cependant à son école que nous nous mettons, celle de la réflexion historique pour comprendre.

En 1900 quand tout va mal pour lui, il sort titubant de l’affaire, a perdu son siège et ses revenus, le mouvement socialiste est plus éclaté que jamais, la réaction gronde et menace, le mouvement socialiste international s’interroge avec l’affaire Bernstein. Jaurès passe alors de la métaphysique à l’histoire, il a besoin de comprendre et de mettre en perspective et il engage le formidable travail de l’Histoire socialiste de la Révolution Française, une tentative magistrale de comprendre l’ensemble du XIX° siècle français en remontant à la genèse.

Nous n’irons pas si loin mais nous allons essayer de vous présenter Jaurès en situation et nous serons plus modestes.

  1. Nous essaierons de nous dégager de l’histoire mythologique pour essayer de replacer Jaurès dans son temps

  2. Nous aborderons quelques pistes pour essayer de présenter la vision qu à Jaurès du socialisme et de l’action politique

Je crains fort qu’après, il ne reste plus de questions que de réponses, mais c’est dans le fond l’objectif de cette présentation et le sens de son titre. L’étude de Jaurès invite à aller aux questions universelles car Jaurès et son action ouvre selon nous, les portes vers des questions qui se posent encore aujourd’hui. La multiplicité des talents de Jaurès nous contraint à la plus grande modestie car l’homme semble fait pour illustrer ce mot de La Bruyère :

Les esprits bornés et resserrés dans leur petite sphère ne peuvent comprendre cette universalité de talents que l'on remarque quelquefois dans un même sujet. [La Bruyère, II]

La France à l’époque de Jaurès

On ne peut dissocier Jaurès de son temps, de la société française de la fin du XIX° et du début du XX°, ni du monde de l’époque. Il nous faut aussi être attentifs au mouvement des idées et aux visions du monde qui se forgent chez les individus, dans la vie politique, mais au-delà pour comprendre l’homme, son action et la perception de ses contemporains.

  • Une France encore rurale mais une grande puissance

La France de Jaurès, il faut le marteler c’est d’abord et encore une France rurale et paysanne, une France où la majorité de la population vit encore dans de communes de moins de 2000 habitants, une France qui patoise encore largement. Le paradoxe c’est que cette France est en même temps une grande puissance industrielle mais où l’industrie reste peu concentrée à la différence de l’Allemagne ou de l’Angleterre. C’est donc un monde où la petite exploitation paysanne, l’artisanat rural, la boutique ou l’atelier concurrencent encore l’usine et le grand magasin.

La banque est florissante et conquérante même à l’international, les chemins de fer se sont développés de manière spectaculaire et unifient le pays, les PTT quadrillent le pays et lancent le téléphone, de nouvelles industries explosent au début du XX° siècle l’électricité, l’automobile, la radio et bientôt l’aviation et le cinéma. Le futur XX° siècle est là encore enlacé par un XIX° siècle qui prolonge le XVIII° !

Jaurès est issu de ce monde entre petites villes marchandes ou industrieuses et campagne paysanne, le français est sa langue maternelle mais il apprend le patois d’oc dans les rues du village…

  • Le paysage social

Nous ne retenons que les acteurs majeurs. L’ancien monde des notables et de l’aristocratie a en grande partie perdu sa fortune foncière en province, mais une partie, souvent parisienne, a reconvertie sa fortune dans les affaires. Ce monde que décrit Proust continue en apparence de donner le la mais la réalité du pouvoir et de la fortune est désormais incontestablement dans les mains de la grande bourgeoisie, classe dans laquelle la bourgeoisie liée à l’industrie est en pleine ascension.

Carmaux, le cœur de ce qui sera la circonscription de Jaurès résume un peu cette situation, les mines sont dirigées par le marquis de Soulages, noblesse ancienne, qui vit le plus souvent à Paris ou réside son beau-père patron du consortium financier qui possède les houillères et député du Tarn, noblesse d’empire. Le patron de la verrerie Resseguier bourgeois local…

La paysannerie débarrassée de la tutelle des notables est aussi libérée des plus pauvres ou de ses enfants trop nombreux qui trouvent à s’embaucher dans les industries, les chemins de fer, la l’administration …ou émigrent, Amérique, Algérie…On assiste à une apogée de la société villageoise, elle est encore complète, son économie permet à ses membres de vivre et surtout elle a conquis son autonomie politique locale. Elle a pesé, elle pèse, elle continuera longtemps à peser, particularité française.

Les couches nouvelles, ce sont des catégories liées à la modernité et au développement de l’économie capitaliste mais aussi à celle de l’état. Modestes comme les employés ceux de grands magasins… mais aussi de la poste, les instituteurs ou assimilés par leur instruction, leurs revenus leurs liens familiaux et sociaux à la moyenne ou grande bourgeoisie, ingénieurs mais professeurs, journalistes et littérateurs dont le nombre augmente.

Jaurès est à croisée de ces mondes, issu de la petite bourgeoisie de marchands, artisans et serviteurs de l’état, il a deux oncles amiraux, il devient un de ces intellectuels qui pèsent après avoir suivi le cursus honorum qui passe par le Lycée Louis le Grand et l’ENS de la rue d’Ulm.

Ces spécialistes de la production et de la diffusion d’idée sont comme toujours en grande majorité du côté de l’ordre et des possédants mais une minorité souvent extrêmement talentueuse le conteste et le combat. Jaurès est de ceux là et il choisit dans une tradition très classique de se placer du côté du peuple et ceux qui lui apparaissent comme les plus déterminés les ouvriers.

Cette classe ouvrière est multiple, si multiple que l’on peut parler des classes ouvrières. S’ils partagent le travail manuel comme gagne pain, souvent l’incertitude du lendemain et l’enferment social il y a de très grandes différences selon les régions, le type d’industrie, les métiers….la culture. Il y a un monde entre les mineurs et les ouvriers verriers de Carmaux, entre le monde du textile du Nord et un « sublime » de la métallurgie parisienne, entre un useur de grain dans la porcelaine de Limoges et les fileuses cévenoles…ou les ardoisiers du centre Bretagne.

  • La vie culturelle

Le trait le plus caractéristique de la période est le recule de la mainmise du christianisme catholique sur les consciences et la vie publique. La papauté qui refuse l’évolution du monde et la Révolution Française maintient en France une active tradition voltairienne et même un anticléricalisme militant. En plus de la défaveur que lui vaut le fait d’être la religion des dominants le catholicisme s’isole par la mutation des formes de cultes, cultes du sacré Cœur, de la Vierge, des saints, valorisation de la douleur et de l’expiation, de la compassion qui la coupe d’une partie du monde éduqué.

Le développement d’une culture non chrétienne ou a religieuse est le fait de la Franc Maçonnerie très influente dans la bourgeoisie et la petite bourgeoisie républicaine, mais aussi dans les associations de Libre Pensée plus populaires.

C’est surtout l’école et en particulier cette école qui se laïcise, atteint de plus en plus largement les femmes à partir de 1900 qui est un facteur de mutation de la pensée de masse. La pensée de l’école primaire c’est la République plus la science, le savoir comme outil d’émancipation et le peuple y adhère. La diffusion de la presse, du livre, la multiplication des réunions liées à la démocratisation contribuent à changer la culture des masses.

Le trait principal du côté de la culture dominante est sa remise en question en son sein même aussi bien dans les domaines scientifiques que dans les domaines artistiques. D’une façon générale le conformisme aux idées reçues est battu en brèche, il y a place pour la pensée critique, l’innovation, la remise en question. Il n’existe pas d’hégémonie idéologique nette des forces sociales dominantes. Marcel Gauchet souligne la capacité de cette époque à se penser et se remettre en question, selon lui à la différence de la nôtre!

  • La vie politique dans la période

Le fait majeur de la période est l’achèvement du processus amorcé en 1788/89/92, l’achèvement de l’installation d’un régime politique de république démocratique, la plus démocratique du monde à cette époque !

Depuis la fin de l’empire et après l’écrasement du mouvement des communes il se produit une sorte de révolution sans journées révolutionnaire. La bourgeoisie républicaine consciente que la base sociale du pouvoir est trop étroite et que la répression ne suffira pas à étouffer le mouvement révolutionnaire en France rallie progressivement la majorité des forces sociales à l’idée d’un régime républicain.

Dans une première étape la grande bourgeoisie, alliée à l’aristocratie qui domine depuis 1830 est isolée, c’est la conquête du pouvoir par les républicains 1876/1880. Ils démocratisent la vie publique, loi, liberté de réunions, d’affichage, élection des maires par le conseil municipal, régime parlementaire….lois sur l’instruction publique, sur le droit des syndicats 1884. Exaltent la République dans le pays mais ne touchent pas aux rapports dans le travail. Ils sont libéraux en économie comme en politique. La grande bourgeoisie moderniste s’adapte, mais les forces les plus conservatrices n’ont pas renoncé. C’est ce que l’on a appelé la république des modérés. La crise de 1899/1902 liée à l’affaire Dreyfus menace le pouvoir républicain par ailleurs déconsidéré par l’affairisme et coupé d’une partie du peuple par son conservatisme social. A l’occasion de cette crise les républicains plus radicaux appuyés par une par partie des socialistes accèdent au pouvoir et achèvent la démocratisation par la séparation de l’église et de l’état en 1905.

Pour l’ensemble des républicains, même pour les radicaux, le processus est terminé. Clemenceau illustre cette position en devenant un impitoyable briseur de grèves après avoir été le leader du radicalisme républicain, désormais après 1905/ 1908 l’adversaire principal des nouveaux notables glisse à gauche et s’incarne dans la CGT et d’une certaine façon Jaurès !

Cette République est un régime étonnant, l’assemblée en est le lieu central du pouvoir, c’est en son sein que s’élabore non seulement la politique mais aussi la pensée politique. Les classes dirigeantes, les possesseurs directs du capital, les anciens notables en sont presque éliminés, ils ont laissé la place à des intellectuels professionnels de la politique. L’Assemblée Nationale française de l’époque fonctionne comme une sorte de grand séminaire de réflexion qui gèrerait en même temps le pays, un peu à l’image des assemblées de la Révolution, la Convention surtout, on y débat, et assez souvent à un haut niveau ! Cette situation explique aussi le poids de Jaurès, son audience, sa force car c’est un des plus grands intellectuels de son époque et il sait faire passer ses idées car il est aussi l’un de ses plus grands orateurs.

  • Le socialisme en France et l’internationale

Entre 1880 et 1914 le socialisme français passe d’un petit courant éclaté à un parti

unifié qui remporte 20% des suffrages et a 126 députés étant ainsi le deuxième parlementaire

après les radicaux et radicaux socialistes…mais flanqués d’une autre tradition socialiste indépendante de lui et assez hostile la CGT, mouvement syndical né en 1895 et qui connaît une forte croissance entre 1900 et 1914

Le premier parti organisé naît en 1876 sous l’impulsion d’un ancien communard républicain Jules Guesde épaulé plus tard par le gendre de Marx Paul Lafargue revenu d’exil après 1880. Ce parti ouvrier PO deviendra la POF, mais l’unité est éphémère et diverses traditions issues des multiples traditions françaises et internationales vont se développer, blanquistes avec Edouard Vaillant, broussistes, allemanistes du nom d’autres leaders sans compter les traditions d’un socialisme chrétien ou les anarchistes…En plus la frontière est mince entre les républicains les plus avancés et les socialistes de ces petits partis et l’on verra se développer un mouvement d’élus se réclamant de l’idée sociale ou socialiste dont Millerand, Briand, Viviani et surtout Jaurès seront les figures de prou. Tous ces groupes auront quelques élus à la chambre à partir des années 1885/90. En 1893 on compte parmi les députés 5 guesdistes, 5 blanquistes, 4 allemanistes, 2 broussistes et une vingtaine de socialistes indépendants. Ces partis et ces groupes se développeront de manière inégale selon les régions. Les guesdistes dans le nord, le Limousin…les blanquistes et les allemanistes sont forts en région parisienne ou dans le Cher. De tous ces groupes c’est le POF le plus structuré, avec une organisation pyramidale et forte un effort doctrinal par des emprunts à la pensée marxiste, des liens avec le socialisme international.
Une première tentative d’unification échoue en 1899, en particulier autours de la question de participation à un gouvernement. Deux partis se structurent vers 1900 les « révolutionnaires d’un côté, guesdistes et blanquistes, les « réformistes » de l’autre avec Jaurès mais ce n’est pas si simple, nous le verrons. Sous la pression de l’Internationale ces partis fusionnent en 1905 pour former la SFIO.
Jaurès en politique histoire d’une trajectoire
  • Un jeune notable républicain

Jaurès naît en 1859 dans une branche un peu déclassée de familles bourgeoises, négociants et artisans du Tarn. Respectables familles de la moyenne bourgeoisie avec deux oncles amiraux. Les mauvaises affaires du père l’ont conduit à devenir agriculteur mais la souche est bourgeoise. Le jeune Jean fait de brillantes études qui compenseront avec l’aide familiale le relatif déclassement des parents. Il intègre premier l’ENS de la rue d’Ulm, sort agrégé de philosophie à 23 ans. Il rentre au pays et rapidement ce jeune professeur éloquent dans les conférences républicaines et neveu d’amiraux républicains est sollicité pour les élections. En 1885 il est élu brillamment sur la liste des républicains modérés du Tarn, il a 26 ans. La vie parlementaire le déçoit, les républicains au pouvoir ne veulent pas aborder la question sociale, Jaurès se convainc rapidement qu’il ne faut pas en rester à 89 pour que sa conception fraternelle de la République triomphe. Il est battu en 1889, l’élection se faisant au scrutin de circonscription. Il retourne à l’enseignement, devient chargé de cours à la nouvelle faculté de Toulouse. La politique le rattrape rapidement puisqu’il est élu au conseil municipal et deviendra adjoint à l’enseignement. Il apprendra à gérer, se frotte aux socialistes, il lit Marx, rencontre Guesde devient collaborateur régulier de la Dépêche de Toulouse, se marie bourgeoisement et enfin passe sa thèse ! Jaurès est un jeune bourgeois de province, curieux intellectuellement mais installé et sans doute appelé à une brillante carrière de notable…

  • Thèse et intérêt pour le socialisme

A cette époque la thèse est en deux parties, la thèse principale en français, la thèse secondaire en latin. Nous reviendrons plus loin sur la pensée philosophique de Jaurès mais sa thèse complémentaire en 1892 montre que Jaurès s’intéresse déjà beaucoup au socialisme puisqu’il y traite des origines du socialisme allemand chez Luther, Kant, Fichte et Hegel. Depuis 1890 il s’est mis à la lecture de Marx, Jaurès lit et parle l’allemand, il a rencontré Guesde à Toulouse et a longuement parlé avec lui. L’intérêt de Jaurès pour le socialisme n’est pas que superficiel et opportuniste.

  • La rude leçon de lutte de classe à Carmaux

C’est l’appel des ouvriers de Carmaux qui va faire entrer pleinement Jaurès en socialisme. Les Carmausins avaient élu un mineur Calvignac comme maire. La réaction du patron des mines le Marquis de Soulages fut immédiate, il fut licencié, il s’en suivi une très forte agitation sociale qui triompha finalement de la répression Calvignac fut réintégré. C’est à ce moment que le siège de la circonscription se trouvant vacant, les socialistes de Carmaux qui n’osaient pas replonger leur leader dans un affrontement désespéré firent appel à Jaurès. Ce dernier fut élu début 1893 au terme d’une campagne particulièrement violente. Jaurès entrait dans la lutte de classe impitoyable au côté des mineurs et des ouvriers de Carmaux avec le programme du POF et si les ouvriers et le petit peuple l’ont adopté, il rompait en même temps avec les notables de la région en adoptant la cause ouvrière.

  • Le socialiste « indépendant » et le parlementaire

Entre 1893 et 1899 Jaurès s’affirme comme un des principaux leaders socialistes à la chambre. Il développe ses talents d’orateur orateur, harcèle les ministres, dénonce les abandons des républicains, fait chuter le gouvernement, prend dès cette époque une dimension nationale par l’écho de ses discours, mais aussi par ses écrits dans la presse les réunions dans le pays. La bataille pour la verrerie de Carmaux lui fait découvrir d’autres aspects du combat de classe. Le patronat avait réussi à faire destituer Calvignac et licencier le leader des verriers, malgré la réélection triomphale de ces derniers le patron de la verrerie soutenu par le préfet et le patronat local refuse toute amélioration de salaire et finit par une lock out. Il s’en suit une bataille d’ampleur nationale comme Lipp en son temps. Avec l’appuis de Jaurès les verriers finiront par monter une verrerie coopérative à Albi, expérience complexe et d’avant garde au grand retentissement. Au milieu de toutes ses activités Jaurès garde le lien avec les milieux intellectuels, avec Lucien Herr le bibliothécaire d’ULM grand diffuseur du socialisme à l’ENS et fait même une conférence remarquée devant le cercle des étudiants collectivistes.

  • L’affaire, le bloc des gauches et les confrontations entre socialistes

L’affaire Dreyfus marque la fin de la période et divise les socialistes. Comme tout le monde Jaurès accepte dans un premier temps la culpabilité de Dreyfus, mais il se méfie de l’appareil militaire. Lucien Herr et surtout le j’accuse de Zola le décident à s’engager plus à fond dans la bataille. Bien que battu aux élections de 1899 il jette toutes ses forces dans la lutte quand il est convaincu que les militaires mentent, il sera un des principaux acteurs des campagnes pour l’acquittement et la réhabilitation. Les socialistes sont profondément divisés sur le soutien à Dreyfus, Guesde et d’autres leaders estiment que le prolétariat n’a pas à se mêler d’un conflit entre bourgeois. L’affaire ayant été le catalyseur de la droite et des ligues qui menacent la République Jaurès soutient l’entrée de son collègue socialiste indépendant Millerand dans le gouvernement Waldeck Rousseau, puis après 1902, réélu à Carmaux, il soutiendra le ministère Combes et sera un des grands artisans de la séparation de l’église et de l’Etat. La participation au gouvernement et le soutien divisent profondément les socialistes et font échouer les tentatives d’unité. Le débat est vif mais les différentes fractions confrontent leur point de vue comme dans la célèbre joute sur deux méthodes entre Jaurès et Guesde à Lille en 1900, elle prend aussi une dimension internationale car le débat fait aussi rage en Allemagne ou Bernstein veut réviser la doctrine contre les tenants du marxisme. Jaurès prendra position de manière spectaculaire pour Marx contre Bernstein. Le débat se déroule aussi dans l’internationale où Jaurès est battu, l’Internationale condamne la participation en 1904 et presse les socialistes français de faire leur unité.

Mais revenons en 1899, Jaurès est battu, il est sans ressources, les chers collègues de la Sorbonne lui refusent des cours, il survit de sa plume, pas de Pierre Bergé à l’époque pour le financer ! C’est aussi un grand moment d’interrogation et c’est à ce moment qu’il se lance dans son œuvre majeure L’histoire Socialiste de la Révolution Française. Il veut comprendre et expliquer à la lumière de Michelet et de Marx le processus politique et social du XIX° depuis la Révolution pour éclairer l’actualité.

  • L’humanité, L’unité socialiste, défaite de Jaurès

Jaurès a fondé en 1904 l’Humanité comme un journal socialiste ouvert, dont il est directeur et qui sera sa tribune la plus célèbre. En 1905 la création de la SFIO est une défaite des conceptions de Jaurès. Ce sont les conceptions de Guesde qui triomphent tant sur l’orientation que sur l’organisation du parti.

  • Le leader de la SFIO contre Clemenceau

Même défait Jaurès va s’affirmer entre 1905 et 1914 comme le principal leader du socialisme français, on ne peut énumérer ici l’ensemble de son action. Retenons que son ouverture lui permet de maintenir le dialogue avec la CGT après la Charte d’Amiens qui voit celle-ci affirmer son indépendance complète vis à vis de la SFIO, il devient dans cette période une des figures internationales du socialisme. Dans le parti, le congrès de Toulouse en 1908 semble consacrer ses thèses, mais Jaurès ne se préoccupe pas de l’appareil il ne croit qu’aux masses. L’Humanité devient en 1911 l’organe du parti, renforçant ainsi l’audience de Jaurès. Au plan intérieur il est l’opposant le plus résolu de Clemenceau dont il dénonce le retournement au profit des dominants et son abandon des idéaux de justice sociale.

  • La lutte contre la guerre

La postérité retient en général de Jaurès sa lutte pour la paix. C’est chez lui une préoccupation ancienne qui va de pair avec la dénonciation du nationalisme et du chauvinisme. Cette position lui vaudra une haine délirante de tout ce que la France compte de nationalistes. Pour Jaurès dès les années 1903/1905 la situation internationale est instable, et son inquiétude ira croissante. Le prolétariat international est assez fort pour empêcher une guerre délibérée, mais pas assez fort pour empêcher la guerre si un enchaînement fortuit y conduit. Après 1911 et la tension francoallemande à propos du Maroc, la question devient centrale pour Jaurès. Jaurès n’est pas pacifiste, il est hostile à la guerre et c’est dans cette logique qu’il combat le réarmement et la loi de trois ans en proposant dès 1910 une nouvelle forme de la défense nationale dans l’Armée Nouvelle. En 1912 à Bâle avec le fameux discours où il évoque « « les cloches qui appellent les vivants, pleurent les morts, brisent les foudres de la guerre…

  • Élections de 1914 et la guerre

Si la SFIO remporte un succès historique aux élections de 1914, c’est sans doute en partie à la position hostile de Jaurès à la loi de réarment et le service militaire de trois ans votés en 1913, mais de nombreux socialistes ont eu une position plus conciliante dans leurs circonscriptions. En mai 1914 les socialistes recueillent 22% des voix et ont 126 députés. Si Jaurès rassemble des foules dans ses meetings, les nationalistes tiennent le haut du pavé et les journaux d’opinion, dans le parti socialiste en France comme à l’internationale il n’y a pas de consensus pour s’opposer à la guerre. Le 28 juin l’archiduc François Joseph est assassiné à Sarajevo, Jaurès multipliera les interventions, les contacts internationaux pour éviter la catastrophe, il essaie de mobiliser avec la CGT contre la vague nationaliste. Le 31 juillet il est assassiné par un illuminé qui exécute le crime auquel les nationalistes appelaient. Sa mort emporte toutes les illusions sur la possibilité de s’opposer à la Guerre, le 1 août c’est la mobilisation générale, le 3 c’est la guerre. Le 4 août Jouhaux accepte au nom de la CGT l’inévitable. Fin août Guesde entre au gouvernement !

Jaurès face aux questions politiques
  • La pensée philosophique de Jaurès et son évolution

Jaurès a une formation solide, les humanités classiques couronnées par une thèse de philosophie dans la spécialité métaphysique, la plus noble à l’époque. Ce n’est pas un amateur ! Sa thèse principale De la réalité du monde sensible, essaie de démontrer que contrairement à la vision des spiritualistes que le monde existe en dehors de notre perception et de l’idée. S’il conserve l’idée qu’il existe une loi universelle embrassant tous les phénomènes qu’il assimile à l’idée de Dieu il considère que le monde extérieur a autant d’importance que la conscience humaine.

Si on compare sa pensée à celle de son condisciple Bergson plus connu en philosophie, l’opposition est nette. Bergson qui publie sa thèse en 1889 « Essai sur les données immédiates de la conscience » développe un attrait pour l’irrationnel, pour la compassion, la soumission aux forces naturelles. Bergson est anti-dreyfusard, catholique et nationaliste. En janvier 1914 Jaurès dénoncera encore cette pensée qui désarme « Méfiez-vous de ceux qui vous mettent en garde contre ce qu’ils appellent les systèmes et qui vous conseillent, sous nom de philosophie de l’instinct, l’abdication de l’intelligence ».

Jaurès ne veut pas évacuer le réel, la nouveauté qui surgit. Chez le métaphysicien Jaurès tout n’est pas transcendantal, venant de l’idée ou du ciel, il s’ouvre au monde à la nouveauté de ce dernier. Bonnes dispositions pour refuser le conservatisme.

Il ferme par contre la porte au christianisme qu’il juge irrationnel, mais ne néglige ni la spiritualité, ni le fait religieux comme donnée. Il s’ouvre par contre à l’économie et à l’histoire des hommes et non des idées. Sa thèse secondaire montre une préoccupation des origines du socialisme mais aussi une réflexion sur l’Etat qui constitue une nouveauté. Pour Madeleine Rébérioux sa pensée est un idéalisme évolutif. L’idée hégélienne du mouvement lui permet se se confronter à un monde en mouvement et de ne pas se figer dans des formules. A la différence du monde universitaire français qui ne les intégrera qu’un siècle plus tard et fort mal, il est un des rares penseurs de son temps à tirer des enseignements d’Hegel et de Marx.

Son immense culture et sa culture philosophique, sa maîtrise de l’allemand le rendent plus apte que la plupart des socialistes français à s’insérer dans le débat international et à le comprendre.

Déjà dans sa philosophie il ne dissocie pas l’idée de République totale et d’humanité réalisée, mais la lutte de classe, la lecture de Marx, et surtout son formidable travail d’historien le rendent très sensible aux mouvements sociaux et aux questions économiques. Dans cette personnalité il ne faut pas oublier le milieu, celui de son enfance, le rural attentif aux gens et qui sera un étudiant féru de botanique donc d’observation. On est saisi à la lecture de l’Histoire Socialiste de la Révolution Française de cette attention aux conditions économiques, au mode de vie , aux détail de la vie, comme à ceux des tumultes.

  • Un portrait de Jaurès en janvier 1909

Au-dessus de la politique moderne française deux figures dominent : Clemenceau et Jaurès. Il ne serait pas difficile du tout d’expliquer comment Clemenceau trouva au fond de son encrier de journaliste, les moyens, qui lui ont permis finalement de conduire le destin de la France. Ce radical « intransigeant », cet effrayant tombeur de ministères s’est avéré être en pratique le dernier recours politique de la bourgeoisie française : il a « anobli » l’autorité de la Bourse avec le drapeau et la phraséologie du radicalisme. Dans ce cas tout est clair jusqu’au denier degré.

Mais qu’en est-il de Jaurès ? Qu’est-ce qui lui permet de prendre tant de place dans la vie politique de la république ? La force de son parti ? Certes en dehors de son parti Jaurès serait inconcevable, cependant on ne peut se débarrasser de l’impression – en particulier si on jette un regard sur l’Allemagne – que le rôle de Jaurès a dépassé les forces réelles de son parti. Comment expliquer cela ? Par la force de sa personnalité ? Autant le charme personnel peut être une manière satisfaisante d’expliquer les événements dans les limites d’un salon ou d’un boudoir, autant sur l’arène politique les personnalités les plus « titanesques » restent les organes exécutifs des forces sociales.

La solution de l’énigme du rôle politique de Jaurès se trouve dans la tradition révolutionnaire.

Quelle est la tradition ? La question n’est pas aussi simple qu’il le semble d’abord. Où se niche-t-elle : dans les institutions financières ? Dans la conscience individuelle ? A première vue elle semble être dans les deux. Cependant après examen, il s’avère qu’elle est quelque part plus en profondeur : dans la sphère de l’inconscient.

Durant une période connue des événements révolutionnaires conduisirent la France, saturèrent son atmosphère de ses idées, baptisèrent de ses noms ses rues et reproduisirent sa triple devise sur les murs des bâtiments publics, du Panthéon aux bagnes. Mais les événements, dans le jeu implacable de leurs forces internes, ont révélé tout leur contenu, la dernière vague s’est levée puis à reflué ; la réaction règne. Avec une obstination infatigable elle a effacé tous les souvenirs, des institutions, des monuments, des documents, du journalisme, du langage quotidien – et ce qui est plus frappant – de la conscience collective. Les faits, les dates, les noms ont été oubliés. Le mysticisme, l’érotisme et le cynisme règnent – où sont les traditions révolutionnaires ? Elles ont disparu sans laisser de trace… Mais quelque chose d’imperceptible arriva, quelque chose commença, quelque souffle étrange est passé dans l’atmosphère de la France – l’oublié revient à la vie et les morts se relèvent. Et les traditions révèlent toute leur puissance. Où se cachaient-elles ? Dans les profondeurs mystérieuses de l’inconscient, quelque part aux extrémités des nerfs exposés au traitement historique, ce qu’aucun décret ne peut abroger ou supprimer. Ainsi à partir de 1793 s’est développé 1830, 1848 et 1871.

Impondérables et éthérées sont ces traditions, cependant elles deviennent un réel facteur de la politique car elles sont capables de prendre forme humaine. Même dans les plus mauvais jours de sa chute, l’esprit du prolétariat français, déchiré en pièces par des factions et des sectes, était debout telle une ombre alarmante au-dessus des pères officiels de la patrie. C’est pourquoi l’influence politique immédiate des travailleurs français a toujours été plus importante que le niveau de leur organisation et leur représentation parlementaire. Et cette force historique qui va de génération en génération fait la puissance de Jaurès.

Mais ce Jaurès-là – le porteur de l’héritage – n’est pas tout Jaurès. Il nous montre un autre côté, celui d’un parlementaire de la troisième république. Un parlementaire de la tête aux pieds ! Son monde est celui du pacte électoral, de la tribune parlementaire, de la demande, de la joute oratoire, des accords de coulisse, et parfois des compromis équivoques. Un compromis contre lequel les traditions et les buts de la même façon – du passé et du futur – pourraient rapidement protester. Où est le nœud psychologique qui relie ces deux visages ensemble ?

« L’homme pratique » dit Renan dans un article à propos de (Victor) Cousin, « doit être à la base. S’il a des buts élevés ils l’induiront seulement en erreur. C’est pour cette raison que les grandes personnalités participent seulement à la vie pratique avec leurs défauts et leurs petites qualités ». Dans ces mots d’un sceptique contemplatif et spirituel épicurien, il n’est pas difficile de trouver la clef des contradictions de Jaurès – la supposition que nous n’avons pas seulement là une calomnie malveillante pour l’homme en général, mais sur Jaurès en particulier. Toute la vie est la pratique, la création et l’acte. « Les buts élevés » ne peuvent pas induire en erreur car ils sont seulement ses organes et la pratique gardera toujours son suprême contrôle sur eux. Dire que l’homme pratique – c’est-à-dire l’homme social – doit être nécessairement bas, signifie seulement exposer son propre cynisme moral en craignant les conclusions pratiques et se noyer dans des considérations idéalistes.

Jaurès détruit la calomnie de Renan sur l’homme par toute sa stature morale. Un idéalisme efficace le guide même dans ses pas les plus risqués.

Dans les jours les plus sombres du millerandisme – 1902 – j’ai eu l’occasion de voir à la tribune Jaurès aux côtés de Millerand mains dans la main, apparemment liés par une unité complète de buts et de moyens. Mais un inoubliable sentiment me disait qu’un abîme infranchissable les séparait : cet enthousiaste extrême, désintéressé et ardent et ce carriériste parlementaire froid et calculateur. Il y a quelque chose d’irrésistiblement convaincant, une sorte de sincérité athlétique dans sa voix, son visage et son geste.

Sur la tribune il semble immense, pourtant il est plus petit que la taille moyenne. Trapu, la tête bien assise sur le cou, avec des pommettes « dansantes » expressives, les narines gonflées quand il parle totalement pris par le flot de sa passion, en apparence il appartient au même type humain que Danton et Mirabeau. En tant que tribun il est incomparable et ne souffre d’aucune comparaison. Il n’y a pas dans ses paroles ce fin raffinement parfois irritant par lequel Vandervelde brille. Il ne peut être comparé à la logique implacable de Bebel. L’ironie cruelle et venimeuse de Victor Adler lui est étrangère. Mais dans le tempérament, la passion et l’esprit il est l’égal tous réunis.

Le Russe de nos steppes noires dirait peut-être parfois que les discours de Jaurès ne sont que de la rhétorique oratoire artificielle faussement classique. Il ne ferait que témoigner de la pauvreté de notre culture russe. Les Français possèdent une technique oratoire, un héritage commun qu’ils adoptent sans efforts et en dehors duquel ils sont tout aussi inconcevables qu’un « homme respectable sans son costume ». Chaque français qui s’exprime parle bien. Il en est d’autant plus difficile pour un français d’être un grand tribun. Mais Jaurès l’est. Ce n’est pas sa riche technique, ni l’immense et miraculeuse résonance de sa voix, ni la profusion de ses gestes, mais la naïveté quasi-géniale de son enthousiasme qui l’approche des masses et fait de lui ce qu’il est.

Mais nous nous sommes éloignés de notre sujet : quel est le nœud psychologique qui lie Jaurès en tant qu’héritier de la tradition prométhéenne à un parlementaire.

Qu’est-ce que Jaurès ? Un opportuniste ? Ou bien un révolutionnaire ? L’un et l’autre – selon l’instant politique – de plus il est près à aller jusqu’aux extrêmes limites dans chaque direction. Il est toujours prêt à « couronner l’idée par la couronne de l’exécution ».

Durant l’affaire Dreyfus Jaurès a dit : « qui ne saisit pas la main du bourreau qui est pesée sur sa victime deviendra lui-même le complice du bourreau » et sans estimer le résultat politique de la campagne, il se jeta dans le flot des « Dreyfusards ». Son maître, ami et irréconciliable antagoniste Guesde lui a dit : « Jaurès, je vous aime parce que chez vous l’acte suit toujours la pensée ».

« Chaque époque croit, écrit Heine, que sa propre lutte est plus importante que tout le reste. C’est en cela que la foi en une époque consiste et c’est dans cette foi qu’elle vit et meure… »

Dans Jaurès il y a quelque chose au-delà de la foi de son époque : il a l’entrain du moment. Il ne mesure pas les combinaisons politiques passagères à la grande mesure des perspectives historiques. Il est complètement ici dans l’adversité du jour. Et dans la pratique quotidienne, il n’a pas peur d’entrer en contradiction avec son grand but. Il dépense une passion, une énergie et un talent avec une spontanéité si prodigue exactement comme si de chacune des questions politiques dépendait l’issue de la grande lutte entre les deux mondes.

En cela se trouve la force mais aussi la faiblesse fatale de Jaurès. Sa politique manque de proportions, bien souvent il ne voit que les arbres et non la forêt.

« Il y a dans les affaires humaines (dit Brutus de Shakespeare) une marée montante ; qu’on la saisisse au passage, elle mène à la fortune ; qu’on la manque, tout le voyage de la vie s’épuise dans les bas-fonds et dans la détresse. ».

De par sa nature, et l’envergure de son caractère Jaurès était né pour l’époque du grand flot. Mais il était destiné à développer son talent dans une période de profonde réaction européenne. Ce n’est pas sa faute, mais son malheur. Ce malheur a engendré à son tour sa faute. Parmi tous ses talents Jaurès n’en possède pas un : la capacité d’attendre. Non pas d’attendre passivement, sur la mer du temps, mais réunir les forces et préparer les cordages avec la certitude de la prévision d’une future tempête. Il veut immédiatement échanger la pièce sonnante du succès pratique, aux grandes traditions et aux grandes occasions. De là il tombe souvent dans des contradictions insolubles dans les bas-fonds et les désastres de la Troisième République.

Seul un aveugle compterait Jaurès parmi les doctrinaires du compromis politique. Il a seulement apporté son talent, sa passion et sa capacité d’aller jusqu’au bout, - mais il n’en a pas fait un catéchisme. Mais à l’occasion, Jaurès serait alors le premier à déployer la grand-voile et à naviguer des rivages sablonneux à la haute mer…

Trotsky "Kievskaya Mysl" ["La Pensée de Kiev"] - N° 9, 9 janvier 1909.

  • Jaurès et Marx

On a souvent douté du marxisme de Jaurès, bien sur comme de celui de Marx qui disait qu’il n’était pas marxiste. Il faut le rappeler, Jaurès à lu Marx, le Capital et non simplement le Manifeste, et s’est coltinés aux marxistes dans l’internationale, de plus il a comme Marx lu la grande philosophie allemande. Il ne se sert pas de Marx comme d’un catéchisme, ni comme d’une boite à slogans. Comme beaucoup de grands penseurs socialistes il se confronte à lui, pense avec le marxisme. C’est particulièrement visible dans son approche de la lutte de classe qu’il ne réduit pas à l’affrontement entre ouvriers et capitalistes et dans sa vision de l’histoire qu’il met en œuvre dans l’Histoire socialiste de la Révolution Française. Dans la controverse internationale sur le révisionnisme il prend parti pour les marxistes contre Bernstein « …la ligne de démarcation demeure entre les possédants des moyens de production et ceux qui n’ont que leur bras et leur intelligence ». Daniel Bensaid a raison de souligner que le Jaurès qui agit dans l’affaire est en fait plus proche de Lénine et surtout de Gramsci que ne l’est Guesde le tenant du marxisme officiel en France. En fait Jaurès est sans doute plus novateur qu’on ne pense généralement dans la lecture et l’utilisation de la pensée de Marx non comme une doctrine figée mais comme une pensée qui permet d’analyser le présent et d’agir en politique.

  • Jaurès et l’affaire

Cette façon de penser et d’agir, il la met en œuvre dans l’affaire quand il a une double préoccupation, ne pas isoler le prolétariat des couches intellectuelles engagées dans la défense ne la vérité contre la pensée d’Etat d’une part et d’autre part quand il avance que c’est au parti du prolétariat de prendre en charge la totalité de la pensée, y compris dans la sphère morale, quand la bourgeoisie abandonne ce terrain et foule les principes universels au pied.

  • Penser l’évolution politique. L’histoire socialiste de la Révolution Française

Jaurès rejoint le marxisme sur deux autres points qui sont particulièrement exprimés dans son œuvre magistrale qu’est l’Histoire Socialiste , il s’agit de comprendre et de penser l’évolution historique de la France depuis 1789 pour s’inscrire dans ce mouvement, saisir les forces en action. Il est dans une tradition des historiens français qui élaborent le concept de lutte de classes qui inspira Marx, mais il a une autre attention particulière, il se place du point de vue du peuple dans sa vision de l’histoire. Ecoutons Jaurès « quand les hommes dans leur fureur vous imposent la loi de la vie, la loi étroite du choix, de la préférence, du combat, de l’âpre et nécessaire exclusion…Je suis avec Robespierre et c’est avec lui que je vais m’asseoir aux Jacobins ». Jaurès réhabilite Maximilien contre Danton….

Dans son débat sur les deux méthodes il n’est pas sur que le plus marxiste des deux soit Guesde !

  • République et socialisme

Pour Jaurès le socialisme ne peut que s’inscrire dans le mouvement amorcé par la Révolution Française, elle contient le socialisme en puissance. Pour lui le socialisme doit être :

Passionnément républicain

Ne pas séparer les questions économiques des questions sociales

Ne pas séparer justice sociale et liberté

Ne pas séparer Socialisme et République

Il sera scientifique et idéaliste (il faut rêver dira Lénine !)

L’abolition du capitalisme n’est pas simplement inévitable (Guesde) mais elle est juste (Jaurès)

Il faut collectiviser les moyens de production mais sauvegarder l’épargne et la propriété individuelle dans ce qu’elle a de légitime et d’essentiel

Pour le réaliser, il faut une organisation puissante qui rassemble le prolétariat mais aussi la petite paysannerie et les prolétaires intellectuels…

Dans la stratégie de conquête du pouvoir il faut détacher des fractions des couches bourgeoises

  • Jaurès, le parti et la CGT

Jaurès ne se préoccupera pas beaucoup des manœuvres d’appareil et de constituer une fraction, ce fut sans doute une de ses faiblesses. Pour lui à la différence de Guesde n’est pas un appareil rigide mais un organisme vivant ouvert à la nouveauté et au mouvement. C’est son attitude qui le conduit à des rapports confiants avec la CGT anarcho syndicaliste alors que les guesdistes voulaient subordonner le syndicalisme au parti.

  • Jaurès et l’internationalisme

Les attaques contre Jaurès le Boche ont été très violentes, le charmant et très chrétien Péguy demandait qu’on le traîne devant un mur, un autre réclamait huit balles. L’Action Française, le Temps, le Figaro appelaient eux aussi au meurtre, Barrès qui pourtant respectait Jaurès l’accusait de passer de sa connaissance de l’allemand et de la culture allemande au pangermanisme ! Jaurès serait-il un internationaliste béat ? Sa pensée est beaucoup plus complexe, tout le monde connaît son « un peu d’internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup y ramène ». Pour Jaurès l’Internationale est indispensable à la lutte pour le socialisme en France, elle est un des nombreux leviers sur lequel il faut agir. Il a compris le caractère international du capital même si les impérialismes s’affrontent et la lutte pour le socialisme, même pour la démocratie doit être coordonnée. La guerre est la pire catastrophe pour les peuples et les exemples terribles des guerres des Balkans, mais aussi des guerres coloniales fournissent des exemples terribles et c’est la force de l’internationalisme capable d’entraîner les opinions dans chaque pays qui peut bloquer les forces de guerre ! En 1914 seuls la fraction bolchevique, les partis italiens, suisses et scandinaves dénoncèrent la guerre, la deuxième internationale avait fait faillite…Dans le peuple la mort de Jaurès a signifié la guerre, de nombreux témoignages rapportent ce sentiment « ils ont tué Jaurès, c’est la guerre ! .

Conclusion

La guerre est en fait un révélateur d’une certaine fidélités aux idéaux des socialistes français , il y a ceux qui comme Gustave Hervé passe de l’antimilitarisme au chauvinisme délirant, ceux qui arguent de le défense de la patrie et sont majoritaire et enfin ceux qui dénonceront la guerre, une poignée au début !

  • Jaurès n’est pas un théoricien mais il a un solide bagage théorique
  • Un homme mangé par le quotidien mais qui a le garde fou de sa culture
  • La dispute des héritiers ou l’incapacité de dégager une voie française vers le socialisme ou la République sociale
Bibliographie
  • Sur l’époque des classiques
  • Jean-Marie Mayeur. Les débuts de la III° République. Coll Points Histoire Seuil
  • Madeleine Rébérioux. La république radicale. Coll Points Histoire Seuil
  • Christophe Charle.Histoire sociale de la France au XIX°. Coll Points Histoire Seuil
  • Sur Jaurès
  • Madeleine Rébérioux. Jaurès, la parole et l’acte. Coll Découverte. Gallimard
  • Cahiers Jean Jaurès et le site http://www.jaures.info/welcome/index.php
  • Jean Pierre Rioux. Jean Jaurès. Coll Tempus. Perrin
  • Bruno Antonini, État et socialisme chez Jean Jaurès, préface d’André Tosel, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2004, 280 p.

  • Ressources sur internet à me demander carras@wanadoo
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